RTP (Réseau Thématique Pluridisciplinaire) Islams et chercheurs dans la cité : enquêtes, risques et transferts
CNRS-IISMM
L’année 2015, marquée par les deux attaques contre Charlie Hebdo et le Bataclan, a été rythmée par des débats médiatiques et politiques d’une violence inouïe autour des questions de radicalisation, de terrorisme, de djihadisme, et in fine, de « l’islam » lui-même. Assurément, le phénomène n’est pas nouveau : les controverses sur « l’islam » sont nombreuses et récurrentes dans l’espace public français depuis au moins la fin des années 1980. Mais l’année 2015 se caractérise par une crispation inédite des débats, bien plus forte qu’après les attentats de septembre 2001 aux Etats-Unis. Cette tension accrue a eu pour effet de réduire et détériorer l’espace du débat public, rendant très coûteux l’exercice de l’exposition médiatique pour les (jeunes) chercheurs.
Beaucoup de chercheurs en sciences sociales qui travaillent sur les pratiques et sociétés musulmanes se sont retrouvés, en effet, souvent contre leur gré, au cœur de la tempête médiatico-politique qui a suivi les attentats. Comme le souligne le rapport ATHENA, la recherche française sur les sociétés et pratiques musulmanes est très riche, exceptionnellement dense et fournie à l’échelle internationale. On a vu apparaître depuis une dizaine d’année, outre les recherches relatives aux siècles passés, une nouvelle « génération » de travaux examinant divers sujets tels que les conversions, la piété quotidienne, la radicalisation, le féminisme islamique, le salafisme quiétiste, les pratiques alimentaires, l’enseignement religieux, les imams, le postcolonial…. Toutes ces recherches comportent plus ou moins directement un intérêt pour les décideurs politiques et les médias, dans le contexte actuel, où l’objet « islam » provoque une réaction de peur, voire de crispation identitaire au sein d’une large part de la société.
Toutefois, beaucoup de chercheurs sont mal à l’aise et inquiets face à cette attente de solutions concrètes. Ce malaise tient d’abord à la discordance bien connue entre la temporalité de la recherche et celle de la décision politique, ou encore du commentaire médiatique. Là où les chercheurs parlent d’enquête, d’archive, de généalogie, de méthode, afin de saisir la complexité et l’ambivalence des phénomènes étudiés, les journalistes et politiques recherchent, eux, des réponses claires, selon une logique binaire (oui ou non, bien ou mal) et immédiate. Ce décalage n’est pas nouveau, et n’est pas propre à la recherche sur l’islam. Mais il a pris, dans le contexte très sombre de l’année 2015, une intensité particulière, génératrice de heurts et d’incompréhensions.
Le contexte particulièrement sensible des années 2015-2016 a rendu inaudible, voire condamnable pour une partie du public, des arguments qui sont aujourd’hui tout à fait convenus dans les recherches de sciences sociales sur les mondes musulmans (la critique de l’essentialisme, de corrélations simplistes entre des comportements et une culture).
Elle a servi de révélateur de l’état délétère du débat public sur « l’islam » en France, marqué par une disqualification systématique de certains concepts et questionnements, voire, dans certains cas, par la criminalisation même de l’usage de la langue arabe (comme le suggèrent les arrestations répétées dans les aéroports et gares de personnes « surprises » en train de lire un journal ou de parler en arabe). Les polémiques récurrentes provoquées par les représentations médiatiques des musulman-e-s et les instrumentalisation politique du « problème de l’islam » ont conduit de nombreux chercheurs à prendre conscience de la nécessité éthique et scientifique de pousser plus loin, et de façon collective, l’effort de réflexion sur les questions de transferts de la recherche à la société. Alors que, régulièrement, les chercheurs se plaignent de ce que, lorsqu’ils acceptent de donner un entretien à la presse, leurs propos sont tronqués ou détournés de leur sens initial. Il y a bien une gravité et une urgence à réfléchir aujourd’hui aux conditions de l’engagement citoyen et de l’exposition médiatique des chercheurs travaillant sur l’ « islam ». Le danger est d’autant plus grand que les conditions actuelles du travail de recherche compromettent jusqu’à la possibilité même d’effectuer des enquêtes de terrain (soit en raison d’un accès difficile ou impossible à celui-ci, soit en raison de risques pour la sécurité du chercheur ou sur un autre plan, pour sa crédibilité).

L’originalité et l’intérêt de ce RTP est de se concentrer sur la question de l’interface et de l’interaction entre les recherches sur l’islam (avec un accent particulier sur celles élaborées par les « jeunes » chercheurs n’ayant pas nécessairement de position institutionnelle établie) et la société, les médias et les acteurs publics. Il s’agit de faire émerger collectivement des éléments de réponse à ces questionnements méthodologiques et déontologiques, en leur proposant un cadre d’échanges intellectuels serein, tout en amorçant un travail de communication de la recherche vive auprès des médias et des institutions civiques. Ce RTP ne vise pas à aboutir à une osmose ou à une convergence entre des recherches s’inscrivant dans des disciplines variées et examinant des objets divers. Le but n’est pas de créer une école de pensée, encore moins un outil politique. Il s’agit de venir en aide aux (jeunes) chercheurs pressentis ici dans les difficultés qu’ils affrontent pour élaborer et diffuser leurs travaux dans le contexte actuel saturé d’émotions et d’attentes politiques et médiatiques. Il importe d’assumer la diversité, voire même la conflictualité, des points de vue et des approches. Ce qui les unit est le souci d’une réflexion éthique et civique sur la recherche et ses effets ou absences d’effets, mais aussi le choix scientifique de sortir l’islam et les musulmans d’une surdétermination par la culture trop souvent posée a priori et non démontrée.
Des initiatives importantes de regroupements et de mise en réseau de jeunes chercheurs existent déjà. Les associations de doctorants tels que la Halqa ou Diwân ou le Cercle des Chercheurs sur le Moyen Orient font un travail remarquable de diffusion d’informations, et d’organisation régulières d’ateliers et de colloques. Le RTP « Islams et chercheurs dans la cité » n’a pas pour vocation de remplacer ou de concurrencer ces collectifs déjà constitués ni de les absorber dans une sorte de super-structure de recherche sur l’islam. Il n’a pas vocation non plus de débaucher les chercheurs concernés de leurs UMR ou centres d’origine.
Son objectif est de développer une plateforme interdisciplinaire de conversation et de travail, ouverte aux chercheurs du CNRS, maîtres de conférences et enseignants des universités, doctorants et post-doctorants, à Paris et en régions. Il importe en effet de faciliter la rencontre entre des chercheurs qui travaillent, certes, dans des champs et selon des méthodes diverses, dans des institutions différentes, mais qui se sont tous trouvés confrontés d’une manière ou d’une autre ces dernières années à la double question de la sécurité de leur travail de recherche, et du risque de l’engagement citoyen, sans même parler d’un climat pesant qui obère lui-même leurs conditions de réflexion et de travail et les soumet à pression. Cette initiative représente un élément de réponse à l’appel lancé par Alain Fuchs en novembre 2015 pour valoriser la recherche sur les mondes musulmans. « C’est la science qui permet de mieux comprendre ce qui est réellement visé (…) et peut offrir, sinon des solutions, du moins de nouvelles voies d’analyse et d’action. ». Plus spécifiquement, le RTP répond en partie à deux besoins soulignés par le rapport ATHENA :
- « Il est crucial de clarifier et d’améliorer les conditions méthodologiques, juridiques et déontologiques du travail de terrain sur ces questions et de réfléchir aux nouvelles conditions de la recherche à l’international, et sur nos territoires ».
- « Les chercheurs doivent participer bien davantage à la définition et à l’orientation des discours publics sur les grandes questions sociétales et mettre en avant des façons alternatives de penser, proposer des argumentaires robustes, tout en maintenant la diversité de leurs méthodes qui est un fort atout ».
Comment, par exemple, réaliser une enquête de terrain sur le milieu salafi alors qu’on est simultanément soupçonné par ses propres enquêtés et par le ministère de l’Intérieur de travailler pour « l’autre camp » ? Comment faire une enquête dans des pays comme l’Egypte ou la Turquie, de façon à ne pas se mettre en danger, et à ne pas menacer la sécurité des personnes avec qui l’on travaille sur place ? Comment et quand intervenir dans le débat public, sans que ses propos soient complètement déformés et instrumentalisés ? Le tragique assassinat du doctorant italien Giulio Regeni a curieusement suscité peu de solidarité en France, alors que des jeunes chercheurs ont pourtant régulièrement été intimidés et arrêtés (notamment une étudiante de master à l’EHES, Fanny Ohier). La situation alarmante dans laquelle travaillent aujourd’hui nos collègues turcs ou spécialistes de Turquie appelle également une réflexion urgente sur la question de la protection des conditions d’effectuation des enquêtes et de la liberté académique. En France, la confrontation malheureuse de nombreux chercheurs sur l’islam à la sphère médiatique n’a pas donné lieu à une discussion de fond sur les conditions de l’intervention publique des sciences sociales dans un contexte d’état d’urgence. Aussi est-il important de proposer un espace de discussion, institutionnellement structuré mais relativement souple et informel, qui permette aux chercheurs, de plus en plus nombreux à faire face à ce type de questionnement, de confronter leurs expériences et d’échanger leurs recommandations, mais aussi d’apporter une force de proposition en tant que tels dans l’espace public et d’y être reconnus comme des acteurs légitimes.
La prise en charge de telles questions concrètes et actuelles ne doit cependant pas remettre en cause l’indépendance du réseau de recherche. Une intervention de qualité dans l’espace publique et éventuellement une participation accrue à l’action publique ne peut se faire au détriment de la rigueur et de l’exigence scientifique. Il ne s’agit pas pour les chercheurs de réfléchir aux moyens de s’adapter à une attente politique ou à la partialité affichée des débats ambiants sur l’ « islam ». L’urgence est au contraire de rendre plus visible et plus légitime la complexité des questionnements et des terrains qui intriguent et inquiètent la société française. Si les chercheurs de sciences sociales ont un rôle à jouer dans l’effort collectif pour préserver une société démocratique de tous les dangers du populisme, du racisme et du repli sur soi, c’est précisément en ne cédant pas à la pression généralisée pour nier la complexité de ces objets d’étude. C’est pourquoi un des objectifs de ce RTP est d’offrir un lieu de réflexion approfondie qui porte simultanément sur les questions de transferts et risques de la recherche, mais aussi sur des enjeux fondamentaux de la méthode et des concepts de la recherche actuelle sur les mondes musulmans.
Apparaît en effet un contraste intriguant entre, d’une part la grande richesse et diversité de la recherche empirique sur les mondes musulmans des universitaires français, francophones, ou associés à des institutions françaises (richesse soulignée par le rapport Athena) et, de l’autre, la moindre visibilité, voire l’autocensure, de la recherche française sur le terrain international des débats théoriques et conceptuels. La majeure partie des concepts clés qui informent les débats scientifiques sur les mondes musulmans sont essentiellement produits dans le monde anglophone (Talal Asad et sa critique du sécularisme ; Charles Taylor et le post-séculier ; les réflexions sur le rapport entre religion, genre, et race ; le postcolonialisme…). De nombreux facteurs peuvent expliquer ce décalage, mais le sentiment qu’ont en France de nombreux spécialistes des sociétés islamiques de travailler dans un contexte public de plus en plus hostile au fait religieux en général, et à l’islam en particulier, est sans doute un élément important d’explication. De ce point de vue, le RTP pourrait contribuer à créer un environnement serein de réflexion collective sur des objets souvent jugés illégitimes, ou dangereux par une partie de l’opinion publique française, et un lieu de valorisation de la réflexion théorique et méthodologique des recherches francophones, dont la richesse bien réelle se voit masquée au plan international par le schématisme des débats publics sur l’islam.
