L’organisation du travail dans ce RTP ne doit pas se faire par discipline ou aire culturelle, mais autour de certains axes transdisciplinaires et qui transcendent les frontières imposées par les « aires culturelles ». Aucun axe « monde musulman » n’est donc envisagé comme tel. Trois axes majeurs sont proposés, l’un portant sur le rapport entre les débats publics et scientifiques sur le sécularisme, et l’autre sur les questions juridiques et déontologiques liées à la pratique actuelle de la recherche sur l’islam et enfin l’axe Arts et islams.
Arts et islams
Au sein du RTP « Islams et chercheurs dans la cité », l’axe « Arts et islams » entend faire dialoguer les chercheurs en sciences sociales avec les spécialistes de littérature et des différents arts venus du monde arabo-musulman, ou portant sur lui. L’enjeu est double : observer quelles représentations, quels savoirs les écrivains et artistes nous donnent de ce « monde » ; comprendre la réception de ces œuvres, et la place de l’écrivain et de l’artiste « musulman » dans la société française.
Des représentations multiples du monde arabo-musulman et de l’islam
Qu’est-ce que l’art d’aujourd’hui nous apprend du monde arabo-musulman et de l’islam ? Quels savoirs, quelles représentations en sont données ?
La représentation de la société, avec une ambition plus ou moins réaliste, reste un élément important de la littérature et de l’art dans le monde arabo-musulman, même s’il n’est plus dominant, en particulier dans les arts plastiques. Ecritures du désir, de l’identité, de la hogra, de la violence politique… Les périodes de crise intense (comme les guerres civiles) renforcent l’inscription sociale des textes, et revitalisent une posture d’engagement, dans l’œuvre et dans le discours paratextuel, qui a pourtant perdu beaucoup de son importance par rapport aux années 1970. Loin d’être homogène, la littérature et l’art dans le monde arabo-musulman doit être pensé dans sa diversité religieuse (notamment chrétienne), sexuelle, et dans la diversité de son ancrage linguistique et territorial. Sans essentialiser le rapport aux langues, dans quelle mesure écrire ou s’exprimer publiquement en arabe, turc, berbère, français, anglais, va-t-il de pair avec une représentation particulière des sociétés en question ? Il convient cependant de faire un sort aux représentations essentialisées des langues, opposant par exemple l’arabe et le français comme langues de l’authenticité/aliénation élitaire d’une part, barbarie et modernité d’autre part (voir l’écrivaine tunisienne francophone Fawzia Zouari dans Jeune Afrique: « Francophonie ou Daesh »). La représentation de la société du pays d’origine, ou encore de l’islam, et l’engagement politique sont-ils les mêmes suivant que l’on écrit, publie ou expose dans un pays du MENA, dans l’une de ses capitales comme Beyrouth, ou en Europe ? L’enjeu est donc de prendre en considération des écrivains et artistes jusqu’ici marginalisés par leurs lieux et langues de production, et non seulement ceux qui sont présents dans les centres internationaux au moyen de langues centrales comme le français ou l’anglais.
Il convient de prendre également en compte le poids des normes esthético-politiques internationales dans les pays-mêmes, très sensible dans le milieu de l’art. Les bailleurs de fonds pour les projets artistiques et culturels les plus présents dans le monde arabe sont les instituts de coopération. Les rapports instaurés entre ces institutions et les artistes locaux sont révélateurs des enjeux de pouvoir qui les gouvernent. Quelle œuvre artistique est-elle financée et quel artiste est-il promu ? Comment la figure de « l’artiste contemporain indigène » est elle co-fabriquée de part et d’autre, les institutions locales et étrangères ? Les commandes des programmateurs ont contribué à façonner les artistes du monde arabe qui savent désormais jouer avec les codes de la scène contemporaine tout en exhibant un discours ultra-critique de leur propre pays.
Des écrivains et artistes « musulmans » en France
Ces représentations multiples, déjà partiellement informées par des normes internationales, circulent de manière particulière en Europe. La question se pose de manière accrue dans le contexte français, où la représentation fictionnelle des sociétés arabo-musulmanes passe en grande partie par le filtre linguistique de la langue française. Il ne s’agit pas ici de reprendre sans distance la condamnation de l’« exotique » par les « authentiques », qui n’ont généralement pas le succès de ceux qui obtiennent une visibilité à Paris. On peut toutefois s’interroger sur les inégalités d’accès au centre parisien des littératures minorées du fait de leur ancrage territorial et du coût de la traduction ; et les modalités de circulation des littératures et des œuvres de leur contexte d’« origine » au contexte français. Dans quelle mesure la réception française est-elle ethnocentrique, réduisant ces œuvres à des enjeux informatifs ? Si cette tendance se retrouve pour d’autres littératures et arts « périphériques », la particularité de la réception de ces écrivains et artistes est qu’elle informe un ensemble de représentations postcoloniales et liées aux enjeux sociaux et politiques de l’islam en France. La remarque semble valoir également pour les écrivains et artistes français mais racisés comme « arabes » ou « musulmans ». Retrouve-t-on des phénomènes équivalents dans les autres centres que sont Londres et New York, ou encore Berlin ?
Peut-être de ce fait, certains écrivains et artistes étiquetés comme « arabes » ou « musulmans » ont acquis en France une position éminente dans les médias (Salman Rushdie, Kamel Daoud) et auprès des décideurs publics (Tahar Benjelloun à la Fondation pour l’islam de France), le plus souvent en développant un discours très critique à l’égard de leur pays d’origine et de l’islam. Plusieurs « affaires » les ont par ailleurs mis aux prises avec des chercheurs en sciences sociales. C’est souvent la légitimité de l’« autochtonie » (attestée par le nom) face à un savoir « déconnecté du réel » (niant l’apport du terrain de recherche) qui est mise en avant. Au-delà des conflits politiques que recouvre souvent cette opposition entre écrivains « arabes » et chercheurs en sciences sociales, l’enjeu est celui du monopole du savoir sur le monde arabo-musulman et l’islam. De manière réflexive, se trouve réactivée la question de la légitimité de la recherche en science sociale, telle qu’elle a été déconstruite depuis un demi-siècle dans une perspective postcoloniale, et aujourd’hui réappropriée par de manière stratégique par ceux qui veulent la mettre en cause au nom d’une « autochtonie ». Sans vouloir sacraliser la parole du chercheur, il s’agit de penser sa singularité par rapport à d’autres types de savoirs notamment dans son refus de répondre à l’urgence de l’actualité et la prise en compte de l’épaisseur socio-historique des événements. Il s’agit là d’un enjeu majeur au sein du RTP « Islams et chercheurs dans la cité ».